- VIKINGS
- VIKINGSL’usage actuel désigne par le nom de Vikings les Scandinaves qui, à quelque titre, ont été mêlés à la grande expansion outre-mer qui dura du VIIIe au XIe siècle. Comme l’emploi que l’on fait de ce mot est souvent intempérant, il convient de préciser d’abord son origine et sa portée.Le mot viking semble avoir appartenu au vocabulaire commun des riverains de la mer du Nord vers les Xe et XIe siècles, mais c’est seulement en scandinave qu’il a fait une carrière durable, et c’est au scandinave que les historiens contemporains l’ont emprunté quand ils ont renoncé à l’expression ambiguë de « Normands », préférée par les chroniqueurs médiévaux et par les auteurs du XIXe siècle. L’étymologie du terme a été fort discutée. La plus vraisemblable reste la plus simple, c’est-à-dire celle qui le rapproche du vieux nordique vík , «baie»; le víkingr serait donc d’abord le pirate qui fréquente les baies. Les sources nordiques ne l’emploient que pour ceux qui se dirigent vers le sud ou l’ouest: le monde slave ou byzantin est plutôt le domaine des Varègues (V/oringjar ). Passé le XIe siècle, le mot a fréquemment pris une nuance péjorative: le víkingr désigne alors le brigand, le fier-à-bras ou le spadassin professionnel.L’expansion maritime scandinave, commencée au cours du VIIIe siècle, se prolongea trois siècles durant et affecta toutes les mers baignant l’Europe. On ne saurait donc l’étudier utilement qu’en établissant une «périodisation» critique et en tenant le plus grand compte de la diversité des points de départ et d’aboutissement. En effet, la distinction de plusieurs «âges des Vikings» est indispensable à une saine compréhension historique du mouvement.Dans le domaine artistique, la période des Vikings forme un tout depuis le début du VIIIe jusque vers le milieu du XIIe siècle. Elle coïncide, d’une part, avec un épanouissement particulièrement brillant du décor dans le monde scandinave, et, d’autre part, avec l’expansion hors de Scandinavie, surtout dans les îles Britanniques, à un moindre degré dans l’espace baltique, des styles élaborés dans l’Europe du Nord.N’étant connu, avant le XIe siècle, que par une documentation d’ordre archéologique, l’art des Vikings présente des lacunes considérables: la sculpture sur bois, qui devait en constituer une branche essentielle, n’a survécu, avant le XIIe siècle, que dans des cas très exceptionnels (les tombes royales du Vestfold en Norvège); les étoffes et tentures ont presque toutes disparu ainsi que les architectures préchrétiennes. L’information, et donc la classification des styles, repose surtout sur l’orfèvrerie et le décor des pierres runiques et des stèles figurées.1. Les prodromes de l’expansion maritime scandinaveDepuis la fin des Grandes Invasions, le monde scandinave, en dépit d’un certain repli sur lui-même, n’avait jamais rompu le contact avec l’Occident. Parfois ces contacts avaient pris la forme de raids maritimes, comme celui d’un roitelet danois vers le Rhin inférieur aux environs de l’an 520. Mais assez brusquement, au cours du VIIIe siècle, ces entreprises, jusque-là exceptionnelles, devinrent fréquentes. Des Norvégiens abordèrent les archipels écossais (les archéologues ont retrouvé leurs traces, mais aucune source écrite ne les mentionne), puis, coup sur coup, entre 786 et 799, les premiers Vikings se manifestent aux yeux de l’Occident latin, sur les côtes de l’Angleterre, de l’Irlande et de la Gaule occidentale.Les causes de ce brutal déferlement sont difficiles à déterminer. On ne peut invoquer un vrai surpeuplement de la Scandinavie, mais un certain dynamisme démographique est évident. Sans être négligeables, les facteurs politiques internes n’ont joué qu’assez tard, et seulement en Norvège, unifiée à la fin du IXe siècle. L’amélioration rapide des moyens de navigation a eu un rôle plus déterminant. Grâce aux stèles gravées de l’île de Gotland (Suède) et à quelques trouvailles de navires intacts, on peut suivre, aux VIIe et VIIIe siècles, l’élaboration de ces grandes barques élégantes et stables, navigant à la fois à la rame et à la voile; suffisamment peu profondes pour n’avoir pas besoin de ports, elles ont été l’instrument privilégié des Vikings, sous des versions légèrement différentes, adaptées à la guerre (langskip , snekkja ) ou au transport (knarr ). La perfection en ce domaine fut atteinte dès le IXe siècle, comme le montrent les navires des tombes royales de la région d’Oslo (Gokstad, Oseberg). Ensuite, les types ne se modifièrent guère, ce que confirment les vaisseaux du XIe siècle qui ont été retirés du fjord de Roskilde (Danemark). Parallèlement les techniques de navigation astronomiques se développèrent suffisamment pour permettre aux Norvégiens du XIe siècle de cingler droit de Bergen au Groenland avec une sécurité acceptable.Toutefois l’ampleur du mouvement viking ne se comprend que si l’on tient compte de la structure des sociétés nordiques. L’ascension sociale ne pouvait s’y obtenir que par le prestige militaire et l’accumulation des richesses: les expéditions lointaines, fertiles en coups d’épée et en butin, offraient donc une occasion que l’on recherchait à l’envi. Ainsi s’engagea un processus en boule de neige qui s’accéléra de lui-même, d’abord chez les Norvégiens (eux seuls semblent en cause pendant la majeure partie du VIIIe siècle), puis bientôt, la menace franque aidant, chez les Danois. On connaît moins bien ce qui s’est passé en Suède.Ce fut le début du «premier âge des Vikings».2. Le premier âge des VikingsLes dates de 800 et de 930 délimitent approximativement le premier âge des Vikings, qui dura environ quatre générations. Ce fut un débordement inouï, sans nulle proportion avec la population de la Scandinavie. Successivement, puis presque simultanément, toutes les côtes septentrionales et occidentales de l’Europe et une bonne partie des côtes méditerranéennes furent abordées, sondées et ravagées. La quasi-totalité des grands fleuves furent remontés aussi haut qu’ils étaient navigables. Au-delà de l’Europe, les Suédois atteignirent le monde byzantin, le bassin de la mer Caspienne, l’Iran septentrional, peut-être le Turkestan; les Norvégiens explorèrent les côtes marocaines et, dans le désert de l’Atlantique nord, découvrirent les îles Fær-Øer et l’Islande.Méthodes et conséquencesLe monde chrétien, surpris, divisé, exploité avec une habileté presque diabolique, ne sut trouver aucune riposte appropriée. Il n’avait guère de flottes et pas d’armées permanentes, les fortifications n’avaient pas été renouvelées depuis le Bas-Empire et surtout il avait perdu l’habitude des guerres défensives. Les rares initiatives heureuses furent prises en Gaule par Charles le Chauve, qui eut l’idée de barrer les grands fleuves par des ponts fortifiés, mais ne trouva personne pour les garder, et en Angleterre par Alfred le Grand, qui obtint des résultats plus substantiels en créant une flotte et une défense territoriale appuyée sur une multitude de points forts (burhs ). Le reste du temps, on essaya de dissuader les Vikings en monnayant leur départ; ce danegeld («tribut aux Danois»), était une mesure onéreuse qui incitait plutôt les pirates à renouveler leurs visites. Mais à la longue les ressources des pays attaqués s’épuisaient et les cadres administratifs capables de réunir ces tributs disparaissaient: il arrivait alors que les Vikings demandent des rétributions en terres plutôt qu’en numéraire ou en métal précieux. Ces différentes phases d’un engrenage désastreux ne se sont pas déroulées partout, ni sur le même rythme; c’est dans les pays assaillis par les «armées» danoises qu’on les discerne le plus clairement.La question des effectifs entraînés a fait l’objet de discussions véhémentes entre spécialistes. Il n’y a pas lieu de les croire très considérables: ils pouvaient compter de quelques centaines à deux ou trois milliers d’hommes, plus nombreux seulement dans le cas des «armées» séjournant longtemps outre-mer et nourries de renforts si leurs opérations se révélaient fructueuses. Leur extrême mobilité, sur mer comme sur terre, où les Vikings se muaient aisément en cavaliers, ainsi que le caractère imprévu de leur tactique, les rendaient plus redoutables que leur nombre.C’est assez vainement aussi que l’on s’est souvent demandé quelle fut la portée économique de ces expéditions. Dans leur principe, du moins chez les vrais Vikings (le cas des Varègues est tout autre), elles étaient uniquement prédatrices ou, surtout chez les Norvégiens, colonisatrices, mais nullement commerciales. Les échanges n’étaient qu’une manière de tirer meilleur parti du butin accumulé et des séjours dans des pays produisant des denrées appréciées des Nordiques, comme le vin. Jusque vers la fin du Xe siècle, la monnaie obtenue était immédiatement convertie en lingots ou en anneaux. Le Viking n’a rien d’un commerçant né. Cependant tout un peuple de mercantis profite de la situation créée par les expéditions: Frisons, Scandinaves ou même Orientaux s’entendent à tirer de cette économie de proie d’immenses bénéfices et leurs opérations font naître de grands centres de traite. Ceux-ci périclitèrent quand, après le triomphe de la monnaie, s’établit un système d’échanges moins rudimentaire. Les principaux emporia sont Hedeby, aujourd’hui dans la banlieue de la ville allemande de Schleswig, Birka, dans une île du lac Mälar à l’ouest de Stockholm, Kaupang (ou Skiringssal), sur le fjord d’Oslo près de Larvik, tous en relations étroites avec les ports septentrionaux de l’empire franc, comme ceux de Dorestad (près d’Utrecht) et de Quantovic (près d’Étaples).Les différents champs d’opérationsOn distingue les différents champs d’opérations selon les nationalités dominantes, sans pourtant oublier que les Vikings sont souvent cosmopolites, que la «langue danoise» n’offre encore que peu de variations régionales et que la nationalité d’un «roi de la mer» ne préjuge pas de celle de ses troupes.Les Norvégiens, qui opèrent volontiers par petits groupes, voire individuellement, se sont d’abord dirigés, au VIIIe siècle, vers les îles proches, Shetland et Orcades, et vers le nord de l’Écosse: dans ces pays qui rappelaient leur mère patrie, ils ont rapidement fondé des colonies agro-pastorales, submergeant les populations locales. De là, les uns ont poussé vers le sud-ouest, vers l’île de Man, vers l’Irlande surtout, où après de longues luttes ils fondèrent des établissements côtiers, ancêtres des principales villes d’aujourd’hui (Dublin, Waterford, Limerick). Au-delà, ils ont razzié les côtes de la Manche occidentale, du golfe de Gascogne, de la Galice et du Portugal, puis découvert vers 840 le détroit de Gibraltar et saccagé de loin en loin l’Andalousie, le Rif, voire la vallée inférieure du Rhône ou la côte toscane. Un autre rameau de l’expansion norvégienne se dirigea vers les domaines déserts de l’Atlantique nord, pour y chercher des terres de peuplement: dans les Fær-/Oer et en Islande, atteinte vers 860.Les Danois, dont l’organisation collective est bien plus forte, se sont intéressés presque uniquement à l’Angleterre et à la moitié septentrionale de l’empire carolingien. Opérant par «armées» de façon assez méthodique, ils ont été les adversaires les plus redoutables des États occidentaux. Chez eux seulement, le danegeld , à partir de 845, puis les cessions de territoire se pratiquent sur une grande échelle, après la conclusion de traités. Leurs premières opérations furent certainement liées à la menace politique que constituait pour le Danemark la conquête de la Saxe par Charlemagne. À partir du milieu du IXe siècle, les Danois se sont volontiers faits créateurs d’États. La plupart de leurs fondations furent éphémères, mais deux eurent une signification durable: le royaume d’York, né en 876, qui domina le nord-est de l’Angleterre (appelé plus tard Danelaw, «[pays de la] loi danoise») et vécut un demi-siècle, et le duché de Normandie fondé à Rouen en 911 par Rollon, chef sans doute norvégien d’une troupe surtout danoise.Les Suédois, avant tout mercenaires et trafiquants, s’engagèrent au début du IXe siècle sur la côte qui leur faisait face, en Finlande et en Courlande. Puis, aidés par des Finnois, ils découvrirent très vite le réseau des fleuves russes et ses immenses possibilités. Dès 839 ils atteignirent la mer d’Azov, dès 864 la mer Caspienne. Au-delà, ils sondent, sans résultats avantageux, les défenses de Constantinople (attaquée en 860 et 941) et de l’Iran. Mais surtout ils s’installent au passage dans le monde slave, louant leurs bras et faisant le commerce des esclaves, et ils en viennent vite à jouer un rôle déterminant, encore que ses modalités soient très discutées, dans le processus qui fait alors des cités fluviales russes le foyer de cristallisation de formations étatiques. Un Varègue suédois, Rurik, fixé à Kiev vers 882, est l’ancêtre de la principale dynastie russe du Moyen Âge.Dans ce domaine, il n’est pas question de colonisation, tout au plus d’encadrement, et surtout d’aventure. La recherche de cette dernière poussera de nombreux Scandinaves, jusqu’au milieu du XIe siècle, à servir comme mercenaires l’empereur de Constantinople («garde varangienne»), qui les utilise aussi bien en Anatolie qu’en Sicile, et les divers princes russes. Les inscriptions runiques suédoises mentionnent souvent ceux qui sont partis chercher de l’or sur ce «chemin de l’Est».Quand cette ruée sauvage s’achève, dans le second tiers du Xe siècle, les résultats obtenus sont très inégaux. Des colonies nordiques ont été durablement implantées dans les îles atlantiques, devenues des annexes du monde scandinave, et à un moindre degré dans le Danelaw et en Normandie. Des courants d’échanges sont nés, de la mer d’Irlande à la Baltique et à travers l’espace russe. Mais l’étendue des dégâts subis par l’Occident, Allemagne exceptée, est effrayante, et le système politique élaboré par les Carolingiens est définitivement ruiné.L’accalmieVers 930 et pour une cinquantaine d’années, l’immense effort scandinave se relâche. On enregistre fort peu de nouvelles entreprises et beaucoup de celles qui avaient paru réussir à la période précédente sont abandonnées. Les États danois du nord-est de l’Angleterre sont soumis les uns après les autres par les rois de la dynastie de Wessex. La Normandie surmonte à grand-peine une crise très grave qui s’est produite en 942. Mais les dépendances atlantiques se consolident, le peuplement de l’Islande se densifie et un embryon d’État, formaliste et peu efficace, s’y organise. La Russie kiévienne garde tout son dynamisme, en s’appuyant de plus en plus, il est vrai, sur le milieu slave.Les raisons de cette pause sont multiples et encore mal connues. Le triomphe progressif de l’économie monétaire, les débuts de la conversion du Danemark au christianisme, la consolidation d’une nouvelle monarchie danoise autour de la dynastie de Jelling y ont eu respectivement leur part, et sans doute aussi un certain épuisement du monde scandinave.3. Le second âge des VikingsSur des théâtres beaucoup plus limités, les Vikings recommencèrent, à partir de 980 environ, à manifester leur agressivité. Ce fut principalement le cas des Danois dans les îles Britanniques. Les Norvégiens, toutefois, poursuivent leur progression dans l’Atlantique nord, colonisent à partir de 985 la côte sud-ouest du Groenland découverte en 981, puis reconnaissent, à partir de l’an 1000, certains points de la côte américaine (le mystérieux Vinland dont le seul site identifié avec certitude se trouve sur la côte nord de Terre-Neuve). Quelques Suédois tentèrent de poursuivre les exploits des Varègues et vers 1040 une expédition fut même lancée en direction de l’Asie centrale musulmane; elle échoua, mais l’afflux des mercenaires continua quelque temps encore à Constantinople et à Kiev.Au Danemark, les rois de Jelling, Harald à la Dent bleue (940 env.-985) et son fils Sven à la Barbe fourchue (985-1014), surent imposer, avec leur autorité politique, une discipline militaire entièrement nouvelle aux bandes de mercenaires, souvent suédois, qui s’offraient à les servir. Dans des camps à l’organisation rigoureuse (dont le plus remarquable est Trelleborg, dans l’île de Sjælland), ils les entraînèrent pour les lancer de nouveau à l’assaut de l’Angleterre, à partir des années 980-990. Ces expéditions se révèlent rapidement plus efficaces que celles des premiers Vikings. L’Angleterre fut ravagée, puis, après 1002, Sven en commença la conquête méthodique. Elle fut achevée en 1016 par son jeune fils Knut le Grand, qui chassa la dynastie de Wessex.Paradoxalement, après cette génération occupée par les guerres, Knut réussit à se faire adopter par les Anglais. Sans s’appuyer particulièrement sur les colons implantés en Danelaw depuis le IXe siècle, il fit de l’Angleterre, entièrement soumise, la clef de voûte d’un empire maritime immense et éphémère qui s’étendit sur le Danemark, la majeure partie de la Norvège et au moins certaines régions de la Suède. Ses fils, sans grande valeur, laissèrent son œuvre s’effondrer après sa mort, survenue en 1035. Mais, jusqu’en 1066, l’aristocratie anglo-danoise qu’il avait mise en place gouverna presque constamment l’Angleterre et la menace d’un retour en force des Danois resta jusqu’en 1085 une préoccupation lancinante des rois anglais.À l’arrière-plan de cette grande aventure, des raids norvégiens plus médiocres eurent lieu en Irlande, jusqu’au sévère échec subi à Clontarf (dans la banlieue de Dublin) en 1014, et aussi sur les côtes atlantiques de Gaule et d’Espagne. Ils ne fondèrent rien de durable. Des esprits plus ou moins chimériques tentèrent jusqu’au début du XIIe siècle de ranimer l’esprit viking; le plus notable fut le roi de Norvège Magnus Nu-Pieds (1093-1103) qui passa une grande partie de son règne à razzier les îles écossaises, le pays de Galles et l’Irlande. Des isolés, surtout norvégiens, voulurent encore vivre en Vikings durant presque toute la première moitié du XIIe siècle.Si l’on excepte le destin de l’Angleterre, ballottée durant un siècle entre l’attraction de la Scandinavie et celle du continent, ce second âge des Vikings n’eut guère d’influence décisive sur l’histoire européenne. La fascinante découverte du Vinland fut à peine connue et vite oubliée. Cependant, par les contacts qu’il ménagea, cet épisode favorisa d’une manière directe l’assimilation de la civilisation latine et chrétienne par les peuples scandinaves.4. L’art des VikingsL’art des Vikings prolonge d’abord directement celui de la période des grandes migrations; il lui doit son thème décoratif favori: les figurations animalières réduites à un graphisme raffiné. Mais les nombreux contacts noués avec l’extérieur ont ajouté à cette donnée de base une quantité appréciable d’emprunts: feuillages (acanthes) du monde carolingien, monstres (lions) de l’Angleterre du Nord, plus tard thèmes chrétiens, presque toujours discrets, et apports orientaux. Tous ces emprunts ont été rapidement assimilés.Comme tout l’art du haut Moyen Âge, il s’agit d’un art presque toujours anonyme, où les prouesses de l’artisan se distinguent mal des recherches de l’artiste, où la valeur intrinsèque du support a souvent autant d’importance que la qualité du décor. Chaque œuvre diffère en général assez peu de ses devancières comme de ses héritières: les réalisations ouvertement novatrices, comme la «grande pierre de Jelling», sont fort rares.Origine et épanouissement du décorLes origines directes de l’art des Vikings sont à rechercher dans les œuvres de la «période de Vendel» (site de la Suède centrale, VIIeVIIIe s.): des animaux étirés en S et en entrelacs s’étalent sur les bijoux, mais on trouve aussi, sur des casques, des scènes figurées, sobres et expressives, de nature surtout mythologique, qui disparaîtront ensuite. À bout d’imagination, les artistes empruntent souvent à la fin de la période des thèmes (entrelacs, acanthes) à l’art carolingien. Mais, au VIIIe siècle, dans l’île baltique de Gotland un nouveau décor apparaît, gravé en très faible relief, sur de hautes stèles de calcaires ou de grès; d’abord des rosaces et des spirales, puis des scènes animées d’une vie intense, sans doute inspirées d’une symbolique funéraire: épisodes domestiques, combats, et surtout de grands navires cinglant à pleines voiles vers l’autre monde. Ce sont les meilleures images indigènes que l’on possède des Vikings eux-mêmes.Pour le IXe siècle, le sommet de l’art scandinave est constitué par l’extraordinaire mobilier, presque entièrement en bois, de la tombe à navire d’Oseberg, au sud-ouest d’Oslo, sans doute celle de la reine Åsa, morte peu après 810. Le vaisseau lui-même, d’une élégance presque insurpassable, allie l’art le plus raffiné aux qualités nautiques les plus certaines. Sa poupe et sa proue comportent un décor d’animaux entrelacés, selon le schéma du «monstre agrippeur» qui empoigne son propre cou. Le matériel, d’un luxe inouï, comporte des pieux à têtes de lion, un chariot peut-être cultuel dont les panneaux sont couverts d’un grouillement continu de quadrupèdes, de serpents et d’hommes, d’une exubérance baroque, des traîneaux dont le décor évoque l’orfèvrerie, les débris d’une tapisserie figurée représentant un cortège, peut-être aussi une bataille. Bien qu’il y ait à Oseberg plusieurs styles (le chariot semble plus archaïque) et l’expression de tempéraments personnels fort différents, l’ensemble relève d’un art princier puissamment original dans l’Europe d’alors, d’une sûreté de main extraordinaire.Les styles anglo-scandinavesÀ partir du Xe siècle, les interactions incessantes d’une rive à l’autre de la mer du Nord font naître des styles anglo-scandinaves dont la succession est clairement établie, avec, bien entendu, quelques recouvrements.C’est d’abord le style de Borre (site de la Norvège méridionale), avec ses animaux anguleux et ses larges rubans (env. 840-env. 980). Puis le style de Jelling (env. 870-env. 1000) tire son nom du site funéraire des rois danois dans le Jutland vers l’époque de leur conversion au christianisme; caractérisé par des animaux étirés, au corps rubané, il a eu un vif succès dans toute l’Angleterre scandinave, spécialement sur des croix au Yorkshire. Mais le monument le plus spectaculaire de Jelling relève plutôt du style suivant. C’est un énorme bloc de granit triangulaire; l’une de ses faces porte une inscription runique commémorant le roi Harald et le baptême des Danois; les deux autres s’ornent, la première d’un monstre quadrupède au milieu de volutes et de rubans (ce lointain rejeton du lion venu sans doute d’Angleterre doit symboliser le paganisme) et la seconde d’une Crucifixion, issue du vocabulaire décoratif des enlumineurs, mais traitée avec beaucoup d’originalité.Le style de Mammen (site jutlandais, env. 960-env. 1020) prolonge celui de Jelling, avec des animaux moins étirés et un plus grand emploi des motifs végétaux; les corps sont souvent ponctués de billettes. Il débouche à son tour sur le style du Ringerike (région norvégienne, env. 980-env. 1080), avec ses serpents entrelacés aux formes légères, très populaire en Norvège et dans le nord de l’Angleterre, et enfin sur le style d’Urnes (site de Norvège occidentale, env. 1050-env. 1150), aux quadrupèdes élancés et graciles, surtout présent sur les portails de certaines églises de bois norvégiennes. Puis, peu avant le milieu du XIIe siècle, c’en est fini, dans la plupart des domaines, de l’originalité artistique scandinave: le style roman, dans ses variétés anglo-normande, allemande ou lombarde, triomphe partout, sauf en Islande.La Suède, dont l’art est alors principalement représenté par des stèles runiques, a suivi ce mouvement avec une certaine autonomie. Les lignes qui encadrent les caractères se muent en un corps de serpent qui bientôt s’enroule, se noue et se contourne à l’infini pour occuper presque toute la surface disponible. Au serpent se joignent parfois de grands quadrupèdes élégants; vers la fin du XIe siècle les symboles chrétiens apparaissent. Beaucoup plus exceptionnellement, des scènes figurées, inspirées de mythes eddiques, sont tracées au trait avec virtuosité. Des développements indépendants, mais parallèles, s’observent sur les singulières croix celto-norvégiennes de l’île de Man, dans la mer d’Irlande, qui peuvent juxtaposer scènes de l’Évangile et scènes de l’Edda.L’architectureDes «arts majeurs», il ne reste à peu près rien. L’architecture était toute de bois et n’a laissé pour traces que les trous de poteaux dégagés par les archéologues. On a seulement la certitude qu’au second âge des Vikings (env. 980-env. 1030) le Danemark fut capable d’édifier des ensembles utilitaires (sans doute des camps d’entraînement pour mercenaires) d’une régularité et d’une ampleur impressionnantes: Trelleborg à Sjælland, Nonnebakken à Fionie, Fyrkat et Aggersborg en Jutland. On connaît fort mal les installations cultuelles païennes. L’architecture funéraire est restée fidèle à des traditions remontant à la préhistoire: tumulus de terre, alignement de pierres dressées simulant le navire avec lequel on fait voile vers l’outre-tombe.Il faut attendre la conversion au christianisme pour voir se développer, au XIe siècle, un type architectural d’une vigoureuse originalité: les églises en «bois debout» (stavkirker ), généralement décorées dans le style d’Urnes. Elles ont existé dans la Scandinavie entière, mais il n’en subsiste qu’en Norvège. Une solide charpente de poteaux verticaux dessine un noyau rectangulaire autour duquel s’ordonnent des annexes: porches, chœur, galeries diverses. La silhouette extérieure est très élancée, presque pyramidale. Si la plupart des pièces de bois sont brutes, portes et façades s’ornent d’entrelacs ou de scènes figurées d’un raffinement extrême. Après avoir longtemps pensé que ces églises prolongeaient directement les sanctuaires païens, les spécialistes croient de plus en plus à une élaboration originale de l’époque chrétienne, non sans emprunts à l’Europe carolingienne et anglo-saxonne. Ce type de construction se poursuit jusqu’au XIIIe siècle, mais avec un décor qui ne doit alors plus grand-chose à l’art des Vikings.5. Essai de bilanDeux clichés également discutables s’opposent au sujet des Vikings. Le premier, emprunté aux écrits contemporains des moines latins, montre des païens déchaînés, démoniaques, ruinant de fond en comble l’Occident entier, anéantissant ses villes, brûlant ses églises; s’il rend bien compte de la terreur panique qui fut souvent ressentie et qui paralysa la défense, il exagère énormément les dommages subis, bien inférieurs, à coup sûr, à ceux des invasions du Bas-Empire; ils suffisent rarement à créer une véritable discontinuité entre l’époque carolingienne et l’âge féodal.Le second cliché, naguère à la mode en Scandinavie, fait paradoxalement de ce temps de violence débridée un âge d’or, illustré par de splendides œuvres d’art, glorifié par une littérature brillante. Il est bien sûr que les couches supérieures des sociétés nordiques purent s’adonner à un certain luxe, voire à un mécénat littéraire, et que certaines branches de l’art, de l’orfèvrerie à la construction navale, produisirent des chefs-d’œuvre. Mais finalement l’Europe du Nord ne tira de tant de butin qu’un profit assez mince, du moins pour ce qui concerne la grande masse de la population. Et, sauf en Islande, le passage des Vikings fut vite oublié.Les conséquences essentielles de ce mouvement sont à chercher sur un autre plan. D’abord sur celui du peuplement: les îles Fær-/Oer et l’Islande font encore aujourd’hui partie du monde scandinave, le Groenland lui fut rattaché jusqu’au XVe siècle, les îles Orcades et les îles Shetland jusqu’au XVIe. Puis, et surtout, dans les domaines politique et économique. En Normandie en particulier, et dans la Russie de Kiev, les Vikings ont laissé un remarquable héritage de souplesse pragmatique, d’amour de l’efficacité et de sens des réalités qui devait avoir une importance décisive dans l’histoire du XIe siècle. Le long de toutes les «mers étroites» de l’Europe du Nord-Ouest, ils ont provoqué la naissance de nouveaux courants d’échanges; ceux-ci ont directement entraîné l’éclosion d’une génération de villes portuaires qui seront parmi les plus actives du monde médiéval. Par la perception même des danegeld , ils ont contribué à remettre en circulation les métaux précieux thésaurisés au haut Moyen Âge et donc, involontairement, à ranimer l’économie d’échanges. À ce titre, ils méritent de figurer parmi les composantes majeures de l’histoire européenne.
Encyclopédie Universelle. 2012.